Prévention des blessures au travail : au-delà des apparences
Selon Alwyn Cosgrove, coach sportif de renom, nous avons tendance à réagir de manière disproportionnée à court terme, mais à demeurer insuffisamment engagés sur le long terme dans de nombreux domaines liés à la santé et à la remise en forme. Un exemple récent concerne l’enseignement de l’ergonomie, en particulier dans le cadre de la manutention des charges et de la posture assise. Pendant plusieurs décennies, l’ergonomie a été – et reste encore souvent – perçue comme une solution quasi universelle pour prévenir les blessures, notamment les douleurs dorsales et cervicales. Aujourd’hui, le balancier s’inverse : à la lumière de recherches révélant l’absence d’effet préventif de l’enseignement des techniques de manutention sur les lombalgies, nombreux sont ceux qui s’interrogent désormais sur la pertinence même de l’approche ergonomique (1).
Dans ce blog, j’aborde les thématiques suivantes :
- Les pièges fréquemment rencontrés dans l’enseignement de l’ergonomie,
- Les pistes d’amélioration de cet enseignement,
- La place de l’ergonomie dans un modèle biopsychosocial de rééducation des douleurs musculo-squelettiques et de prévention des blessures.
La prévention des blessures en milieu professionnel n’est pas un sujet aussi séduisant que celle des blessures sportives. Pourtant, si vous travaillez en rééducation orthopédique générale ou auprès de patients présentant des douleurs persistantes, le retour à l’emploi constitue bien souvent un objectif central de leur prise en charge. De nombreux patients que j’ai accompagnés à la suite d’un accident du travail ont d’ailleurs exprimé un souhait clair : prévenir la survenue de nouvelles blessures.
Pièges courants dans l’enseignement de l’ergonomie
1) Le postulat de l’ergonomie et l’absence du modèle biopsychosocial
Le principal écueil de tout enseignement ergonomique réside dans l’idée qu’il pourrait, à lui seul, prévenir l’apparition de douleurs dorsales et cervicales. Ce postulat repose sur une vision exclusivement mécanique de ces douleurs, alors que plusieurs décennies de recherche ont mis en évidence l’influence de nombreux facteurs biologiques, psychologiques et sociaux. La douleur ne peut être réduite à une simple question de charge tissulaire. Il convient également de rappeler que la majorité des individus souffriront de douleurs dorsales au cours de leur vie, et que ces douleurs, qu’elles soient lombaires ou cervicales, présentent des taux de récurrence particulièrement élevés (2).
2) Le manque de variabilité des postures et des mouvements
Un autre piège fréquent dans l’enseignement ergonomique – et plus largement dans notre approche de la rééducation et de la gestion de la douleur – est l’hypothèse selon laquelle il existerait une posture optimale unique. Bien que de nombreuses études aient mis en évidence une corrélation entre postures prolongées et douleur (3-4), l’idée qu’une seule posture pourrait prévenir la douleur a été largement réfutée par des données probantes (5-12). Il est également essentiel de souligner l’existence d’une grande variabilité posturale inter-individuelle.
Dans cette optique, l’éducation à la posture assise gagnerait à évoluer en valorisant les changements de position, le mouvement, les étirements et les pauses régulières, plutôt qu’en promouvant une posture statique de type « 90/90 » maintenue tout au long de la journée.
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- Les différences liées à l’anatomie individuelle : une personne de 1,80 m avec de longues jambes, des bras relativement courts et des hanches rétroversées, comme moi, ne soulèvera pas une charge de la même manière qu’un individu de même taille doté d’une morphologie différente. De nombreux articles ont d’ailleurs montré pourquoi les techniques de squat varient selon les individus et les mêmes principes s’appliquent au port de charge. L’individualisation est donc essentielle et concerne :
- La morphologie des hanches et les positions de squat ou de soulèvement,
- La longueur des bras et la largeur de la prise,
- D’autres variables telles que la présence de comorbidités, le niveau de force, etc.
- Les caractéristiques de la charge à soulever : soulever une caisse de lait équipée de poignées ergonomiques, positionnée entre les pieds, nécessitera une technique très différente de celle requise pour manipuler une pierre ou un patin, qui imposeront probablement une flexion rachidienne plus marquée. Vous trouverez ci-dessous une vidéo de la série sur la mécanique corporelle que j’ai réalisée, dans laquelle je présente des stratégies adaptées au port de charges de formes variées, illustrant la nécessité de diversifier les mouvements en contexte professionnel.
- Les différences liées à l’anatomie individuelle : une personne de 1,80 m avec de longues jambes, des bras relativement courts et des hanches rétroversées, comme moi, ne soulèvera pas une charge de la même manière qu’un individu de même taille doté d’une morphologie différente. De nombreux articles ont d’ailleurs montré pourquoi les techniques de squat varient selon les individus et les mêmes principes s’appliquent au port de charge. L’individualisation est donc essentielle et concerne :
https://www.youtube.com/playlist?list=PLXjU4R-gsmVn9BVo3QOGs5SXN3TogybUK
3) Le discours ergonomique et l’effet nocebo
J’ai déjà longuement traité de l’ampleur de l’effet nocebo dans des publications antérieures. Cet effet, opposé à celui du placebo, est particulièrement pertinent ici, dans la mesure où la douleur peut émerger de la simple anticipation d’une douleur (13). Cette dynamique est clairement observable dans le cadre de l’éducation au port de charge.
Certaines personnes avec lesquelles je travaille se montrent extrêmement méfiantes, au point que leur douleur semble davantage liée à une peur excessive – laquelle augmente la sensibilité du système nerveux – qu’à une véritable lésion tissulaire. Ne vous méprenez pas : l’haltérophile semi-retraité en moi, tout comme la part de mon approche influencée par Stu McGill, reste très rigoureux en matière de technique de manutention. Mais il y a une manière constructive – et une autre contre-productive – de transmettre ces exigences.
Voici quelques exemples de formulations à éviter, car elles contribuent à renforcer l’effet nocebo :
- « Ne fais pas ça, tu vas t’exploser le dos. »
- « Tu vas te blesser le dos en soulevant comme ça. »
- « Mon oncle soulevait comme ça, il a eu une hernie discale et n’a plus jamais été le même. »
Une approche bien plus efficace consiste à adopter un discours centré sur la performance. Nombre de mes patients constatent non seulement que cette méthode est plus confortable que celles qu’ils utilisaient auparavant, mais aussi qu’elle leur permet de déplacer la même charge avec davantage de facilité. En axant l’enseignement des techniques de port de charge sur la performance et l’efficacité, plutôt que sur la préservation structurelle à tout prix, j’obtiens des résultats nettement plus probants.
4) Autres limitations
A) Le recours à des méthodes d’éducation ponctuelles et superficielles
L’une des limites fréquentes de l’enseignement ergonomique réside dans l’utilisation de méthodes d’éducation brèves, souvent limitées à une seule session — comme le visionnage d’une vidéo ou la lecture d’une brochure. Or, étant donné les difficultés des patients à retenir et intégrer l’information, peut-on réellement considérer qu’une démonstration rapide soit suffisante ? Lorsque j’aborde la mécanique corporelle avec mes patients, je le fais sur plusieurs séances, en tenant compte de plusieurs facteurs :
- La capacité du patient à acquérir la technique souhaitée,
- La présence éventuelle d’un manque de confiance en soi,
- L’évolution des symptômes en lien avec certaines modifications posturales ou gestuelles.
Des données récentes suggèrent que le recours à un retour d’information didactique, kinesthésique et verbal, ainsi que l’introduction d’indices alternatifs à la formule classique « pliez les genoux, pas le dos », permettent de réduire plus efficacement les contraintes mécaniques et les mouvements au niveau de la colonne vertébrale que les approches traditionnelles (14–15). Il reste toutefois à déterminer dans quelle mesure ces ajustements se traduisent par une diminution significative des douleurs dorsales.
B) Aborder la technique de port de charge
Si l’on observe les anciennes playlists EliteFTS telles que « So You Think You Can Squat » et « So You Think You Can Deadlift » (16), on constate que, dans les deux séries, la technique des haltérophiles évolue à mesure que la charge augmente. Il y a une nette différence entre enseigner le port d’une boîte vide et entraîner quelqu’un à manipuler une charge lourde, que ce soit un objet du quotidien ou une barre chargée.
Dans ce contexte, ma démarche est la suivante :
- D’abord, m’assurer que la personne maîtrise la technique de base pour soulever correctement l’objet.
- Ensuite, si cela est pertinent au regard de ses objectifs ou de sa situation, l’accompagner progressivement vers une charge difficile.
- Lorsque la forme se modifie sous l’effet de la charge, j’interviens pour ajuster la technique, tant entre les répétitions qu’en cours d’exécution, et j’évalue si cela a un impact positif.
Si le patient parvient à maintenir une bonne technique aussi bien sans charge qu’avec charge, c’est l’idéal. En revanche, si la technique est correcte à vide mais se détériore sous charge, cela appelle à une intervention ciblée.
C) Négligence de la condition physique générale et des facteurs psychosociaux et liés au mode de vie
Dans le milieu de la force athlétique ou du Strongman, on parle « d’entraînement des points faibles ». Mais en réalité, tout programme de port de charge — qu’il s’inscrive dans un cadre sportif ou professionnel — devrait promouvoir une approche globale, incluant :
- Une activité physique régulière, mêlant exercices cardiovasculaires et travail en résistance,
- Une alimentation équilibrée et un sommeil de qualité,
- Le maintien d’un poids corporel sain,
- Et enfin, la préservation d’une bonne santé mentale et psychosociale.
Qu’il s’agisse d’amélioration de la condition physique, d’optimisation technique, d’effets neuro-hormonaux, d’un meilleur état de santé général, ou d’autres mécanismes encore, la promotion d’une bonne santé physique globale demeure un aspect souvent sous-estimé de la rééducation des blessures et de la prévention des risques. Ce champ est davantage exploré dans le domaine du sport de haut niveau, mais des travaux préliminaires ont également été menés quant à l’efficacité de ce type d’interventions en milieu professionnel (17).
Quelle est la place de l’ergonomie dans le modèle biopsychosocial ?
L’ergonomie devrait être intégrée dans une approche résolument biopsychosociale. Pour chaque patient, je m’efforce d’adopter une vision globale en tenant compte des éléments suivants :
- Le poids que j’attribue aux facteurs biomécaniques, à la charge et aux tissus, par rapport à d’autres dimensions telles que les croyances individuelles, les facteurs psychosociaux et le mode de vie.
- Le choix, selon les cas, d’éviter temporairement certains mouvements douloureux ou, au contraire, d’encourager une exposition progressive à la douleur — dans des limites raisonnables.
Autres considérations cliniques à prendre en compte :
1) Quelle est la nature de la présentation douloureuse ?
Comme le souligne Kieran O’Sullivan, si la douleur se comporte comme un tissu, il est probable qu’une composante tissulaire soit impliquée. Dans ce type de situation, notamment au stade aigu ou subaigu, je suis généralement plus enclin à recommander des stratégies de mouvement visant à ménager les structures articulaires.
En revanche, dans des cas où la douleur est diffuse et généralisée, comme dans la fibromyalgie, je tends à accorder moins d’importance à la précision technique des mouvements, et davantage à la reprise de l’activité en elle-même, surtout lorsque le patient présente un déconditionnement physique marqué.
2) Des facteurs psychosociaux ou des comportements d’évitement sont-ils présents ?
Chez les patients présentant un évitement de l’activité et une peur du mouvement, en particulier lorsque ces comportements sont chroniques, je veille à ne pas être trop exigeant techniquement, afin de favoriser une reprise progressive et positive du mouvement. À l’inverse, chez certains patients qui, souvent inconsciemment, ont tendance à « chercher les ennuis » (pour reprendre l’expression de Greg Lehman) ou à « gratter leurs croûtes » (selon la formule de Stu McGill), il peut être nécessaire d’explorer les raisons pour lesquelles ils travaillent avec autant de douleur.
3) Quels sont les antécédents médicaux et les blessures du patient ?
Bien que cela puisse susciter des critiques, il existe trois populations spécifiques pour lesquelles j’applique une approche visant à minimiser la flexion de la colonne vertébrale autant que possible :
- Les personnes atteintes d’ostéoporose avec un risque modéré à élevé de fracture : chez ces patients, la tolérance des vertèbres à la charge est significativement réduite, tandis que leur capacité d’adaptation est faible et lente (19–20).
- Les personnes présentant des lombalgies induites par des flexions répétées : sans pour autant prôner l’interdiction catégorique de certains mouvements ou exercices, il faut reconnaître que, dans certains cas, des schémas spécifiques peuvent aggraver les symptômes.
- Les haltérophiles et les athlètes de force athlétique, pour qui la raideur de la colonne vertébrale est une exigence technique propre à leur discipline, et qui nécessitent aussi de pousser leur colonne vertébrale à ses limites.
Conclusion
Si l’enseignement de l’ergonomie ne doit pas être érigé en solution miracle, il serait tout aussi inapproprié de le rejeter en bloc. Ce champ mérite d’être repensé, à la lumière des données actuelles, en l’intégrant pleinement dans une approche biopsychosociale de la douleur. Pour approfondir ces réflexions, je vous recommande la masterclass du Dr Travis Pollen, Injury Prevention: Theory Into Practice (NDLT : non disponible en français).
Comme toujours, merci pour votre lecture !
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Thank you for this, it’s really interesting !